Ainsi naquit la nouvelle Lissignol
Ici, une grande cour où les enfants s’ébattent en toute sécurité, tandis que les adultes devisent devant une boisson fraîche, mitonnent des grillades et jouent à la pétanque. Là, une petite fontaine qui glougloute au soleil. Ici et là, des espaces de verdure petits et grands qui accompagnent le marcheur dans son parcours et enlacent les clients d’une terrasse de café chaleureuse. Enfin, à chaque bout de la rue, une borne mobile qui barre le passage à la gent automobile et prononce une douce autorisation aux rares véhicules agréés.
Qui voit Lissignol en 2010 aura des difficultés à se représenter l’état de la rue vingt ans plus tôt. A la fin des années 1980, c’était une artère perpétuellement saturée de voitures en mouvement ou en stationnement. Ses habitants l’arpentaient rapidement pour la quitter ou se réfugier chez eux. Il semblait par ailleurs naturel à d’autres d’y déposer des amas de détritus, d’y répandre des éclats de verre, de s’y faire un shoot, d’y soulager sa vessie ou d’y laisser son chien se soulager. Bref, à l’orée des années 90, Lissignol est un enfer urbain où il ne fait bon ni pour les enfants, ni pour les vieux, ni pour quiconque de sortir, ou même de respirer.
Où le chemin du paradis commence
par du bricolage et de la boxe
Lorsque les ex-squatters du Conseil-Général et de Rhino débarquent dans la rue, en 1988 puis 1989, chacun commence par réhabiliter son immeuble. Le 1/3 est dans un état de demi-ruine. Pour empêcher toute occupation, la Ville de Genève, propriétaire des lieux, a détruit canalisations, sanitaires et toiture. Les nouveaux arrivants ne s’en formalisent pas. Au contraire, cette situation leur permet de négocier un loyer très bas; elle les autorise aussi à remodeler l’habitat selon leur vision. Bientôt, ils redessinent totalement l’architecture intérieure du bâtiment. Autrefois conçu pour isoler les familles les unes des autres, chaque étage se remodèle en habitat collectif.
Au n° 8, les immeubles sont moins dégradés. Mais il y manque toujours des salles de bains et le chauffage y est inexistant. Avec du matériel de récup’, les nouveaux locataires bricolent douches et baignoires, installent des chauffe-eau et posent des poêles à mazout ou à bois. Au premier étage, les bureaux deviennent des logements. Au rez, une association caritative, le Bol de Saint-Gervais, occupe une partie des locaux de l’ancienne crèche; il reste cependant un bel espace bientôt aménagé en salle de fête et de sport (surtout de boxe). Lorsque le Bol ferme ses portes, sa cuisine devient une cantine commune; plus tard, un ancien dépôt se transforme en une salle de cinéma. Le grenier enfin se structure d’emblée en ateliers divers dont une partie deviendra «le sleeping», un dortoir collectif destiné aux amis, familles et artistes de passage.
Mais parallèlement à ce façonnage des espaces intérieurs se pose la question de l’environnement. Promoteurs d’une vision alternative de la vie urbaine, les nouveaux habitants de Lissignol rêvent que leur rue ne soit pas seulement un lieu de transit, mais un espace de vie. L’arrivée des premiers enfants pose le problème de façon plus aiguë encore. L’espace vert le plus accessible, le parc du Seujet, se trouve à l’autre bout du quartier. Les nouveaux Lissignolais vont alors engager un long processus d’humanisation de leur rue, qui va progressivement transformer l’enfer urbain en paradis de la vie en ville.
Où les voitures s’en vont
grâce aux camions de pompiers
Le premier front de cette bataille se dirige contre l’invasion automobile. Au début des années 1990, les conducteurs pressés prennent Lissignol pour un raccourci et s’enquillent dans des bouchons interminables. La cour du n° 8 sert de parking aux commerçants du quartier (qui se battent quotidiennement contre les occupants sauvages de leurs places privées). Quant aux trottoirs, ils sont de part et d’autre bordés de voitures en stationnement, que d’intraitables parcmètres obligent à aller et venir.
Un événement inespéré va bientôt changer la donne. En 1991, le Conseil d’Etat met en consultation son projet «Circulation 2000», qui redessine le parcours automobile du canton. Les Lissignolais saisissent l’occasion pour demander que leur rue soit réservée aux riverains et qu’on inverse le sens de sa circulation. Ils font aussi remarquer que, selon le règlement, toute rue genevoise doit laisser un passage de 3,50 mètres de large au minimum pour les camions de pompiers ; or, mesures à l’appui, les deux rangées de stationnement ne laissent entre elles que 2,90 mètres. Il est donc impératif, pour des raisons de sécurité, d’en abandonner au moins une… Surprise, l’Etat accepte ces requêtes en quelques mois, puis plante rapidement une interdiction générale de circuler dans la rue, sauf aux ayants droit.
Le beau panneau rond rouge et blanc ne suffit malheureusement pas. Les quatre roues de tous bords continuent de parcourir Lissignol sans prêter la moindre attention à l’interdiction. Après dix ans de patience, la rue repart en campagne et obtient qu’un barrage soit posé aux deux extrémités de la rue. Ainsi surgit, en 2003, la désormais célèbre borne électronique à cercle lumineux rouge qui se rétracte en susurrant «Vous pouvez entrer» avec une voix d’ascenseur. Cette fois, les véhicules ne peuvent entrer qu’avec une clé ou une carte. Dans la foulée, le parking de la cour est supprimé. Lissignol devient, selon l’expression consacrée, une «zone à priorité piétonne». Le débitumage de la cour par une pelleteuse officielle, la même année, achève de rendre totale la victoire de l’humain sur le moteur.
Où les actions civiques intempestives
mènent à un train fantôme
Simultané au premier, le deuxième front de la lutte s’engage sur le terrain de l’aménagement urbain. Au début des années 90, un commando installe un espace de verdure de façon impromptue contre le trottoir du n° 10. Trois grosses poutres de bois délimitent un lopin de terre grand comme une place de parking. Bien évidemment, l’Autorité s’en émeut, surtout qu’une plante grimpante est tombée amoureuse d’un horodateur. Mais, une fois de plus, la Ville de Genève se heurte au règlement, de la Confédération cette fois, qui protège la variété de rhododendrons semée dans le jardin. L’affaire est alors renvoyée dans quelque coin sombre de l’administration, dont elle ne sortira jamais. Ainsi commence la mise au vert de Lissignol. Les années suivantes verront l’installation d’une demi-douzaine de gros bacs à fleurs sur tout le parcours de la rue.
Ce concept, qui donne son
nom à l’association du 1/3
(l’Association civique
intempestive), vient de
Denis de Rougemont.
Mais si.
La fin des années 90 voit une autre «action civique intempestive1» enrichir le mobilier urbain. A cette époque, le trottoir en face du 1/3 ressemble à une décharge. Jour après jour s’y accumulent des vieux frigos, des matelas pourris, des ordinateurs et appareils électroménagers démodés; le vendredi soir, des camionnettes y ajoutent encore leurs déchets de chantier, le tout étant copieusement arrosé par les fêtards du Madone Bar, la salle de concert sauvage sise à la même adresse. Un jour, n’y tenant plus, un commando s’en va dévisser un banc public dans un quartier voisin, puis reboulonne le meuble sur le bitume souillé. La stratégie n’étant pas suffisamment dissuasive, une nouvelle expédition ramène un deuxième banc, auquel s’ajoute un contrefort de tuyaux en ciment remplis de terre. Cette fois, la décharge disparaît. La voirie finit même par avaliser l’installation en venant un jour – et de façon intempestive – y fixer deux poubelles.
La troisième bataille enfin se joue sur le champ des relations humaines – ou plutôt de leur absence. Lorsque les jeunes squatters débarquent à Lissignol, la rue fonctionne selon le modèle habituel du chacun chez soi. Pour casser la glace, les nouveaux résidents lancent la Fête à Théo, un rassemblement de voisins printanier. Chacun y apporte de quoi manger, de quoi boire, de quoi danser et s’amuser. On y invente une foule de jeux inédits, une course de poissons rouges, un concours d’arrosage de plantes vertes en rotation sur un tourne-disque, un train fantôme dont la seule description (cf. les souvenirs plus loin) donne encore des frissons. La journée commence traditionnellement par un bal musette et finit sur des riffs de punk à tendance trash. De plus en plus fréquentée par le Tout Genève alternatif, débordée par son succès, la Fête à Théo échappe finalement à ses organisateurs, qui la mettent en veilleuse au début des années 2000.
Mais, pendant une dizaine d’années, cette kermesse lissignolaise a joué son rôle. Les habitants d’avant 1990 ne voyaient pas forcément d’un très bon œil ces jeunes squatters débarqués en masse. La Fête à Théo a rapproché les deux familles de riverains, tissé de nouveaux liens entre habitants et commerçants. D’autres réunions en plein air s’y sont ajoutées, spontanées ou programmées. Dès les beaux jours, un apéro s’organise quotidiennement dans la cour, parfois suivi d’un repas auquel chacun peut se joindre. Dès son ouverture, le Phare2, estampillé LGBT friendly, apporte un lot de vie et de rencontres supplémentaires. Sans parler du Madone Bar, ouvert de 1997 à 2004.
A son emplacement se
trouvait autrefois
l’imprimerie de Saint-
Gervais, puis les locaux de
la Régie Pop, tentative de
gestion coordonnée des
squats genevois.
Au moment d’aborder sa troisième décennie, la nouvelle Lissignol peut se vanter d’avoir déjà beaucoup accompli. Les instigateurs de ce renouveau ne se reposent pourtant pas sur leurs lauriers. Au n° 8, l’association du Conseil-Général travaille avec la Ville de Genève sur une nouvelle mouture du bail associatif. Les habitants du 1/3 songent aussi à changer le statut de leur gestion. Et en attendant que la Fête à Théo reprenne du poil de la bête, Lissignol lance le Bazar de Saint-Gervais, micro festival de musique, arts plastiques, art éditorial, perfos et installations à tous les étages. A l’évidence, l’aventure ne fait encore que commencer.
Texte: Pierre-Louis Chantre – Dessins: Katharina Kreil, Ben