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Expériences d'habitats collectifs

Pourquoi on y fait des tas d’enfants

C’est l’une des fiertés de la rue Lissignol, et pas des moindres. Selon l’Office cantonal genevois de la statistique, le quartier de Saint-Gervais détient en 2006 un taux de natalité de 19,65 enfants pour mille habitants. C’est presque deux fois plus que le canton1. Si on prend les années 2004 et 2005, la proportion est similaire. L’OCSTAT n’étudie pas la population rue par rue, mais si l’on suit un raisonnement simple, une évidence s’impose. Premièrement: ce ne sont pas les rues à forte proportion de bureaux qui contribuent le plus à ce résultat. Deuxièmement: le quartier de Saint-Gervais est majoritairement occupé par des bureaux. Troisièmement: la rue Lissignol est sans doute la seule rue du quartier exclusivement composée de logements. Conclusion: si Saint-Gervais détient un taux de natalité record à la mi-2000, c’est grâce à la rue Lissignol.

1
En 2006, le taux brut de
natalité du canton de
Genève est de 11,1
naissances pour mille
habitants.

Ces données scientifiques trouvent leur confirmation dans des observations plus artisanales, mais néanmoins solides. Selon les habitants du n° 8, les treize appartements de deux à quatre pièces de leur immeuble comptent quinze enfants (chiffres 2010), sans compter les enfants de famille qui ont quitté l’endroit. Certains affirment que, pendant vingt ans, l’habitation s’est augmentée d’un nourrisson par année. Les autres allées ne disposent pas de données aussi précises (le 1/3 a la réputation d’être un peu moins fécond) et les autres habitations ne produisent à première vue pas plus de naissances que l’immeuble moyen genevois. Mais il suffit de se promener à Lissignol un après-midi ensoleillé pour émettre ce constat: bon dieu, c’est bourré de gamins à Lissignol.

Où l’hypothèse court que Manor provoque
une forte stimulation libidinale

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Une fois le phénomène avéré, une question taraude évidemment l’étranger. Pourquoi fait-on tellement d’enfants dans ce coin de ville sans espace vert? Pour- quoi en ferait-on plus que, par exemple, à Champel où les appartements sont plus grands, les familles plus riches, les parcs énormes? Une première hypothèse naît à l’esprit comme une évidence: la proximité de Manor a une fonction essentielle dans ce phénomène. En effet, voilà longtemps que ce grand magasin émoustille le chaland avec des vendeuses de fromage plantureuses, de superbes étals de courgettes et, bien sûr, des expositions de petits dessous troublants. Les Lissignolais, qui fréquentent forcément cet établissement commercial tous les jours, peut-être même plusieurs fois par jour pour aller lire des BD, sont immanquablement soumis à une forte stimulation libidinale, laquelle se traduit par un taux de galipettes au-dessus de la moyenne, et conséquemment un taux record de fécondations, intempestives ou non.

Une brève enquête détruit cette hypothèse à plates coutures. Certes, les habitants de Lissignol ont choisi d’habiter à quelques mètres du temple de la consommation façon rive droite. Certes, la plupart ont recours au grand magasin pour se sustenter de pizzas et se gaver de Toblerone. Mais en vérité, le Lissignolais y met toujours les pieds à contrecœur. Par ailleurs, il dépasse rarement le rez-de-chaussée. Bien qu’ils lui reconnaissent quelques vertus (on peut y aller à pied, les rouleaux d’été sont top), les Lissignolais vivent avec l’ancienne Placette une relation d’amour-haine dans laquelle le deuxième sentiment prend facilement le dessus. Générateur de forte circulation automobile et d’une vie de quartier plutôt impersonnelle, le gros bloc grisâtre a plutôt tendance à leur plomber le moral. Quant aux dessous que le rayon dames expose dans des mises en scènes qui évoquent les vitrines des Pâquis, comment dire? Ce n’est pas exactement leur tasse de thé.

Où le giroflier et les lutins
agissent sur le cerveau humain

Alors quoi? Quand on soumet l’habitant de Lissignol à la question, il invoque plusieurs autres raisons pour expliquer la démographie galopante de sa rue. La première est bucolique, avec un arrière-fond biochimique. Dans les diverses plates-bandes et points de verdure de la rue prospèrent une foule de fleurs odorantes: pervenches, ginko, grenadiers, menthes, forsythia, jasmin, doigts de sorcière, girofliers, monnaies-du-pape, belles-de-nuit, rosiers jaune, rouge ou orangés, sans compter les arbres et arbustes comme le laurier-sauce, le cassis, la vigne vierge, le marronnier ou le saule (liste non exhaustive). Selon les témoignages, cette densité végétale produirait des effets indubitables sur les cerveaux.

Sans doute la seule vision de ce jardin d’Eden donne-t-elle une envie de procréer toute biblique. De plus, tous ces pistils dégagent un mélange de fragrances douces et prégnantes qui flottent en permanence dans l’air de Lissignol. Les pervenches fleurissent pendant quatre mois; les rosiers répandent un parfum insistant dès le mois de mai jusqu’en octobre. L’action de ce bombardement permanent de molécules florales sur les phéromones des Lissignolais ne semble faire aucun doute. On peut aussi souligner le rôle des escargots et autres lutins en poterie, «libérés» par des commandos d’enfants de quelque enfer urbain (action intempestive, toujours), puis plantés dans les broussailles de Lissignol comme on ramène à la maison un animal abandonné. Pas besoin de faire un dessin pour comprendre l’envie de fonder une famille nombreuse qui saisit tout être humain dans cet environnement.

Où les sardines et les colonnes de conduites
favorisent la liberté de l’esprit

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Les habitants de Lissignol soulignent aussi l’effet des plaisirs culturels et sociaux qu’offre leur rue tout au long de l’année. D’après un bref calcul, les périodes de procréation lissignolaise les plus fortes correspondent aux années de la Fête à Théo. Ces rassemblements furent l’occasion de griseries et de rigolades qui restent profondément gravées dans les mémoires. Mais les apéros quotidiens, les projections de films dans la cour par le Spoutnik, le ciné-club du n° 8, la terrasse du Phare, les sardines de l’épicerie portugaise, les repas impromptus du menuisier, les séances de jardinage en commun, et même la journée annuelle de nettoyage collectif, font de Lissignol une fabuleuse machine à rencontres. Un plaisir en appelant toujours un autre, cette stimulation collective a naturellement encouragé des rapprochements d’intensités diverses, avec les conséquences qui s’ensuivent – à cet égard, Lissignol étant un point de rencontre pour tout le quartier, voire pour tout Genève, on peut soutenir que la rue a joué un rôle non négligeable sur la démographie du canton.

Mais peut-être faut-il avant tout souligner la qualité de vie hors du commun qu’offre la rue pour les parents. Le fonctionnement communautaire propre à Lissignol soulage de la plupart des tracasseries qui minent les procréateurs dans un environnement plus classique. Les habitants parlent de prise en charge des enfants «à l’africaine». En clair, chacun veille spontanément à la progéniture d’autrui, que ce soit dans les espaces intérieurs où les enfants circulent librement d’un logement à un autre, ou à l’extérieur lorsque s’improvise une partie de foot ou une course de vélos. Si un couple veut sortir le soir, il pose un babycall chez ses voisins sans autre formalité. S’échangent aussi habits, conseils, recettes, soucis, nourritures et matériel de toutes sortes. Protégées de la circulation, la cour et la rue permettent d’envoyer les mouflets dehors sans se faire du souci. Bref, grâce à un rapport quasi campagnard à la ville, les enfants ne sont (quasiment) plus une charge. Procréer devient un acte léger, joyeux, qui laisse l’esprit libre et le corps frais.

Et en plus ils sont heureux, les enfants de Lissignol. Certes, ils ne se rendent pas toujours compte de leur chance. Se retrouver tous les jours en bande avec les copains de l’immeuble ou de la rue, pouvoir, quand on veut, boire un sirop gratuitement au Phare, manger ensemble à midi chez l’un ou l’autre, se retrouver le soir avec ses parents pour déguster des grillades, regarder ensemble un film dans la salle de cinéma, fêter ses anniversaires dans la salle commune ou dans la cour, rigoler en se parlant dans les colonnes de conduites, se faire offrir des petits avions par la Librairie de l’aviation, pouvoir s’organiser entre soi comme des grands, aller tous ensemble à l’école, se rendre le dimanche matin chez les autres alors que les parents dorment pour prendre un petit-déjeuner pirate, se sentir à la maison partout dans la rue, tout cela paraît très naturel aux enfants de Lissignol. Et en vérité, ils ont parfaitement raison. C’est plutôt lorsque la vie manque de tout ou partie de ces petits moments de bonheur que quelque chose cloche quelque part…

Texte: Pierre-Louis Chantre – Dessins: Maria Watzlawick, Capucine Maréchal