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Expériences d'habitats collectifs

Introduction

Qui veut définir la rue Lissignol se trouve un peu embarrassé. On peut dire, pour faire simple, qu’elle appartient à la catégorie des «espaces d’habitation alternatifs». Personne ne contestera que la petite rue de Saint-Gervais appartient à une famille qui descend tout droit de la grande aventure squat genevoise – une famille plus très nombreuse d’ailleurs. En 2010, elle compte une poignée de squats isolés au statut fragile, le pâté d’immeubles de l’Ilôt 13 et les habitations de la Codha1, dont d’anciens immeubles occupés que la coopérative a pris sous son aile (à la rue Plantamour, à la rue Jean-Jaquet ou au Goulet de Chêne-Bourg). Et puis Lissignol. Les résidents de tous ces lieux appliquent les idéaux qui animaient la démarche des squatters : vivre dans des logements protégés de la logique de marché, promouvoir une gestion commune et personnalisée de l’habitat, cultiver un esprit collectif où la participation, l’entraide, la convivialité et l’hospitalité s’articulent avec la vie privée individuelle.

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Coopérative d’habitation
fondée en 1994 afin de
réunir l’esprit squat et le
fonctionnement des
coopératives. En 2010, la
Codha compte huit
immeubles, dont plusieurs
constructions neuves.

Quelque chose met cependant Lissignol à part dans ce paysage. D’abord, plus encore qu’un groupe de maisons, c’est une portion de ville complète. On y trouve tous les éléments qui constituent une entité urbaine: un ensemble d’immeubles traversés d’une rue, elle-même bordée de trottoirs et agrémentée de commerces divers et complémentaires, soit une épicerie, un menuisier, une agence de voyage, un installateur sanitaire, un magasin spécialisé dans les produits écologiques, une librairie, un bar, un restaurant, un espace d’art, et aussi, ce qui est quand même le comble du développement urbain, un salon de beauté pour chien. Ensuite, autre singularité dans la famille alternative, les logements de Lissignol ne sont de loin pas tous habités par des personnes issues du même terreau idéologique. A proprement parler, le noyau dur alternatif comprend deux immeubles sur dix. La particularité de la rue tient donc au fait qu’un petit groupe d’anciens squatters, partis à la conquête de leur environnement, est parvenu à associer son voisinage à ses idées.

Il y a donc un mystère Lissignol. Dans une Genève où la situation de l’immobilier conduit naturellement à s’abîmer dans le travail pour assumer un logement exorbitant dans lequel chacun s’enferme pour soigner son burn out, un groupe de Genevois est parvenu à créer un havre de tranquillité où l’on peut tous les jours siroter un apéro entre voisins, et qui plus est, au beau milieu d’un quartier commerçant situé en plein centre-ville. L’énigme est d’autant plus intrigante que le modèle de vie alternatif n’a rien d’évident. En multipliant les interactions sociales, en impliquant aussi un sens aigu du consensus, la gestion participative de l’habitat peut entraîner passablement de frictions. Les personnes les mieux disposées peuvent finalement trouver plus simple de vivre chacun chez soi plutôt que de contribuer à une vie collective qui demande du temps, de l’énergie et de l’attention à autrui.

Si on s’attarde un peu sur le miracle Lissignol, on s’aperçoit qu’il tient en partie à des circonstances pratiques, politiques et économiques. Le fait que la Confédération abolisse le statut de saisonnier, à la fin des années 80, a libéré les immeubles de la rue habités par des ouvriers étrangers en partance. Le fait que toutes les maisons de la rue appartiennent à la Ville de Genève a permis au pouvoir municipal d’y reloger un nombre important de jeunes squatters. Le fait que le Conseil administratif de la commune bascule à gauche deux ans après leur arrivée a donné à leurs idées un nouvel appui politique. Le fait enfin que le trafic automobile de Saint-Gervais peut se passer de Lissignol, et que le Canton envisage de réformer la circulation genevoise au début des années 90, a favorisé la mutation de la rue en zone piétonne.

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Mais, au-delà de ces contingences, le secret de Lissignol découle d’un trait particulier de son fonctionnement. Depuis le début des années 90, la rue s’est transformée sans plan préconçu, sans volontarisme et sans précipitation, dans une sorte d’improvisation joyeuse. Bien sûr, il a fallu volonté et ténacité pour stimuler certains processus administratifs. Il fallait aussi que les pouvoirs publics ne se crispent pas outre mesure face à quelques actions pirates. Et, comme dans toute improvisation réussie, il fallait un canevas solide – en l’occurrence, la recherche d’une manière de vivre qui va à l’encontre de la norme dominante.

Mais il fallait surtout un processus très organique. Lissignol a su attendre et saisir les bons moments pour introduire des changements, nouer des relations de voisinage sans les forcer, susciter le partage et l’entraide sans les imposer, prendre en somme le temps de construire sur un rythme humain. La rue a mis quinze ans à devenir un modèle de vie urbaine. A l’échelle d’une vie individuelle, c’est beaucoup. A l’échelle d’une ville, c’est peu. S’il y a des leçons à tirer de cette aventure, la première serait celle-là: le bonheur entre les humains est une alchimie lente qui obéit à une cadence propre et inamovible. Peut-être qu’il suffit de la suivre pour le réaliser.

Texte: Pierre-Louis Chantre – Dessins: Tom Tirabosco, Isabelle Pralong